Silence dans l’arène : jusqu’où les joueurs peuvent-ils s’exprimer publiquement ?

“On aurait envie de parler, de s’exprimer sur les sujets d’actualité, de donner notre avis, surtout en ce moment, où le pays se déchire. Mais c’est tellement compliqué...."
Des joueurs comme Antoine Dupont, de grande notoriété, doivent-ils davantage prendre position ? Icon Sport
Des joueurs comme Antoine Dupont, de grande notoriété, doivent-ils davantage prendre position ? Icon Sport

Silence dans l’arène : jusqu’où les joueurs peuvent-ils s’exprimer publiquement ?

“On aurait envie de parler, de s’exprimer sur les sujets d’actualité, de donner notre avis, surtout en ce moment, où le pays se déchire. Mais c’est tellement compliqué...."


Personnalités publiques admirées ou détestées, mais aussi salariés de clubs et donc d’entreprises (sociétés) privées, les rugbymen professionnels incarnent une contradiction permanente : libres en tant que citoyens, souvent contraints en tant que professionnels médiatisés. Dans un climat où les affaires ternissent l’image du rugby et où la société réclame plus d’engagement sur les faits qui font société, une question s’impose : les joueurs doivent-ils se servir de leurs voix au-delà du terrain ?

Sur le terrain, ils s’expriment avec puissance, mêlée après mêlée, essai après essai. Mais une fois sortis des vestiaires, leurs voix se font soudain plus discrètes. Héros d’un sport qui se veut porteur de valeurs collectives, les rugbymen sont aussi des salariés d’entreprises (et sociétés) privées, liés par des contrats et des sponsors. Entre liberté de citoyen et devoir de réserve, leur parole se heurte à un paradoxe : figures publiques scrutées, ils doivent souvent choisir entre parler… et se protéger.

On aurait envie de parler, de s’exprimer sur les sujets d’actualité, de donner notre avis, surtout en ce moment, où le pays se déchire. Mais c’est tellement compliqué avec toutes nos contraintes, nous souffle un jeune joueur de Top 14 qui, même pour évoquer le sujet, préfère ne pas divulguer son identité. On représente une institution, ses valeurs, ses engagements, une ville et ses supporters. On ne peut pas dire n’importe quoi et trahir tous ceux qui nous font confiance.” 

Protéger l’institution

Un joueur de rugby professionnel est un salarié comme un autre, ou un collaborateur d’entreprise”, assure le président du Stade Aurillacois, Christian Millette. Et se doit donc de protéger et respecter “l’institution”. Son employeur – club ou fédération – lui impose donc des “obligations” de loyauté, de réserve et de respect de l’image de l’entreprise. Une contrainte peut être encore plus renforcée par les sponsors, qui investissent des milliers, voire des millions d’euros et exigent en retour un comportement « exemplaire ». 

“On aurait envie de parler, de s’exprimer sur les sujets d’actualité, de donner notre avis, surtout en ce moment, où le pays se déchire. Mais c’est tellement compliqué avec toutes nos contraintes.”

Un jeune joueur du Top 14

« Il n’y a pas de bâillon légal, mais des devoirs contractuels et une image à préserver, résume un avocat spécialisé dans le droit du sport. Les chartes internes des clubs, les règlements fédéraux et les engagements vis-à-vis des sponsors conditionnent fortement la prise de parole des joueurs« . Pourtant, dans le même temps, ces mêmes joueurs deviennent des figures publiques, dont la parole dépasse largement les frontières du sport. Leur voix porte dans les stades, dans les médias, sur les réseaux sociaux et parfois bien au-delà. Comment concilier cette double identité ? 

“On n’a pas le droit au mot de trop”

Jusqu’à preuve du contraire, « il y a des hommes et des femmes derrière les joueurs. Ils ne sont pas muselés et restent libres d’exprimer leurs opinions, leurs différentes sensibilités”, appuie Malik Djebablah, directeur général adjoint du syndicat Provale. Et ils le font, mais dans un cercle très souvent purement rugbystique, à l’image dernièrement du capitaine de Montauban et de sa récente sortie médiatique à charge contre Fabien Galthié, sélectionneur du XV de France, dans laquelle il lui reproche notamment son côté « humain« . L’union nationale des joueurs et des joueuses de rugby évoluant en France l’assure :  “Il n’y a aucune pression pour faire taire un joueur, aucune restriction.” 

Le risque alors ? “S’exposer médiatiquement quand on est déjà médiatisé. On sait qu’on a pas le droit au mot de trop.” Peu de joueur se lancent sur ce terrain glissant. Une pudeur respectable les uns, mais aussi dérangeante pour d’autres, dans un monde en proie aux crises en tout genre. “Ce n’est pas à nous, rugbymen, de dicter que faire et comment le faire, nous confie-t-on dans un club de Pro D2. Nous sommes là pour jouer, pas pour servir et nourrir l’opinion publique.

“Ce n’est pas à nous, rugbymen, de dicter que faire et comment le faire. Nous sommes là pour jouer, pas pour servir et nourrir l’opinion publique.”

Un joueur de Pro D2

L’exercice est-il réservé aux superstars ? Dans le monde du sport, Kylian Mbappé s’y est frotté en prenant ouvertement position contre le Rassemblement national au moment des élections législatives en juin 2024, après la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République. Antoine Dupont, par son aura rugbystique et sa dimension internationale, porte une forme de voix, un message pour certain, même si les mots du capitaine du Stade Toulousains et de l’équipe de France sont systématiquement pesés. “La vérité, c’est qu’on ne veut pas d’emmerdes. Quand on voit les réactions sur les réseaux sociaux et la dimension que ça peut prendre, on préfère se concentrer sur nous”, souffle encore le gladiateur de Pro D2. 

Des affaires qui redessinent les limites

Le rugby français, encore trop souvent victime de ses clichés, est régulièrement ébranlé par des scandales : accusations de violences sexuelles, propos racistes, mises en examen de joueurs. Ces événements ont poussé les institutions à durcir les règles : adoption d’une charte disciplinaire, interdiction de certains comportements, sanctions financières. 

Dans ce contexte tendu, chaque mot prononcé par un joueur est commenté, analysé, parfois sanctionné. Melvyn Jaminet, écarté de longs mois pour des propos racistes, en est devenu l’exemple. Résultat : les joueurs s’autocensurent, privilégiant un discours lisse et convenu. Dans ce climat, toute déclaration publique est jugée, qu’il s’agisse d’un mot malheureux, d’une opinion politique ou d’un message sur les réseaux sociaux. Qu’un rugbyman prenne une position sur un sujet politique ou social, et le voilà accusé de sortir de son rôle ou de trahir l’esprit du sport.

Une parole attendue… mais redoutée

Pourtant, la société attend peut-être autre chose (ou pas !). De nombreux supporters souhaiteraient, entre autres, que leurs héros sportifs prennent davantage position sur des questions de société : lutte contre le racisme, égalité des genres, environnement. Et ils le font, heureusement, mais souvent quand les institutions s’emparent de la chose publique. 

Ailleurs, certains sportifs l’ont fait avec succès : Marcus Rashford a pesé sur la politique sociale au Royaume-Uni, LeBron James est devenu une voix majeure contre les discriminations aux États-Unis. En France, en revanche, rares sont les joueurs qui osent sortir par eux-mêmes de leur rôle strictement sportif. On les veut « exemplaires« , mais pas trop bavards, porteurs de valeurs, mais pas d’opinions. Dans ce modèle, l’athlète qui s’engage publiquement prend le risque d’être perçu comme sortant de son rôle. On parle de « communication lisse » : des messages calibrés, consensuels, généralement dictés par les services de communication (ou de presse).

Jusqu’où peuvent-ils aller ?

Cette retenue tient aussi au modèle hexagonal. Le sport, ici, est lié aux institutions, qui valorisent la neutralité. Le débat récurrent sur la laïcité dans le sport illustre cette volonté d’éviter toute expression religieuse ou politique visible. Les clubs et fédérations, soucieux de préserver leur cohésion et leur image, préfèrent des joueurs neutres. Dans ce système, l’athlète qui s’engage prend le risque d’être accusé de diviser, voire de nuire à la réputation de son sport. Les rugbymen, par leur popularité, ont pourtant une capacité rare : celle de toucher des publics éloignés du débat politique ou social. Ne pas utiliser cette voix, c’est aussi potentiellement laisser passer une occasion d’influence positive, peu importe les opinions.

Alors, jusqu’où les rugbymen peuvent-ils – et doivent-ils – utiliser leur notoriété pour s’exprimer ? Juridiquement, leur liberté est encadrée, mais pas supprimée. Socialement, leur parole est attendue, mais pas toujours acceptée. Éthiquement, beaucoup estiment qu’ils ont une responsabilité : celle de mettre leur influence au service de causes qui dépassent le sport. Car le silence, dans certains cas, peut être perçu comme une complicité passive face aux injustices. Finalement, la vraie question n’est pas tant de savoir si les sportifs ont le droit de s’exprimer, mais s’ils disposent des moyens réels de le faire sans conséquence disproportionnée.

Rééquilibrage en vue ?

Le sport ne saurait être un simple théâtre de conformisme : nombreux sont ceux qui jugent opportun qu’un joueur prononce un mot sur ces sujets d’actualité, quant d’autres réfutent ce dépassement de fonction. Le chemin est étroit, car la liberté d’expression avec responsabilité exige discernement, clairvoyance, souvent accompagnement (juridique, médiatique). Pour que les sportifs puissent s’exprimer sans crainte, plusieurs leviers méritent d’être activés : des chartes transparentes, des protections contractuelles explicites, une éducation à la communication publique et surtout un environnement qui tolère les opinions divergentes tant qu’elles ne nourrissent pas la haine.

« Les rugbymen évoluent sur une ligne de crête« , regrette le jeune joueur de l’élite. Leur parole est à la fois précieuse et périlleuse, valorisée et redoutée. Peut-être est-il temps d’ouvrir un débat plus clair : que veut-on vraiment de nos sportifs ? Des athlètes qui se taisent pour préserver une image, ou des citoyens qui, forts de leur notoriété, participent pleinement aux débats de société ? Doivent-ils mettre leur notoriété au service de causes publiques ? Le rugby, miroir de nos contradictions, n’a sans doute pas fini de se poser la question.

Lény-Huayna Tible

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