Au petit matin, la Lozère a cette odeur de laine humide et de terre retournée qui colle aux chaussures comme une promesse. Le département qui fait la jonction entre le Massif central et l’Occitanie et, surtout, le moins peuplé de France – 78 000 âmes disséminées sur un territoire de géant – pourrait se satisfaire de ses paysages canadiens. Mais au cœur de Mende, la ville préfecture, à quelques pas de la cathédrale aux flèches torses, le RCML (400 licenciés) cultive une autre verticalité : celle des trajectoires qui montent, patientes, obstinées.
La pelouse du stade Jean-Jacques Delmas est grasse. Ici, le seul club « d’envergure » du département surgit là où l’on n’attendait qu’une vallée. « On doit tout fabriquer nous-mêmes, du joueur au sentiment d’appartenance« , souffle Laurent Pradier, président au verbe doux, solide comme un muret de granite. Dans un terrain encerclé de prés où paissent brebis, vaches – et même bisons plus haut dans le nord, le folklore local aime le rappeler – le rugby devient une manière de tenir debout face au silence immense.
ADN marqué
Car le RCML est avant tout une histoire de territoire. Un territoire de montagne, mais tourné vers le large, vers les plaines ensoleillées où l’on pratique le « jeu de mains », vers Toulouse, vers Montpellier. « On respectent trop la diététique et les cinq fruits et légumes par jour. Nos joueurs mangent trop de légumes« , sourit le président Pradier. A comprendre que ses joueurs (23 ans de moyenne d’âge) aux gabarits fins, élancés, athlétiques, sont capables de traverser les terrains de Régionale 2 (comme de se faire enfoncer par des équipes plus massives). Là où d’ordinaire le rugby de montagne se veut plus rugueux et frontal.

« On dit toujours que les Lozériens n’ont pas le même accent que les sudistes ou que les Auvergnats, mais ils ont le cœur occitan« , glisse Pradier. Une manière de dire que la rugosité des causses n’empêche pas la finesse du geste. Il insiste : « Nous avons notre ADN tourné vers le mouvement. Dès le plus jeune âge. » C’est pourtant vers Clermont et l’ASM que les regards se tournent. Ou l’inverse, les « Jaunards » venant régulièrement en repérage de jeunes pépites du côté de Mende pour enrichir leur « pépinière ».
Des joueurs de renom
La formation, ici, n’est pas un slogan pour subvention. C’est une survie. Une philosophie. Et parfois une fulgurance. Les frères Lanen, aujourd’hui bien installés dans le monde professionnel, y ont déroulé leurs premières foulées. Idem pour le redoutable combattant Joël Koffi, emblématique ex-capitaine de Carcassonne. Un de ceux de Nevers, Hugues Bastide, aussi. Ou encore l’excellente Léa Chazalette, joueuse du MHR.
Au total, 35 joueurs joueuses et joueurs formés au club ont fait (ou font encore) les beaux jours des clubs de haut et de très haut niveau. Avant eux et après eux, d’autres gamins du causse ont pris la route de la Pro D2 et du Top 14, comme si l’altitude donnait de l’élan. « Rien ne nous est offert. Alors on apprend à construire, pas à acheter« , insiste Pradier. Dans son regard, pas un gramme d’amertume, mais plutôt une fierté paysanne, celle qui mêle patience et opiniâtreté.
« On les voit arriver à 6 ans, timides, et repartir quelques années plus tard avec une boussole intérieure. On ne forme pas que des joueurs : on forme des gens »,
Laurent Pradier, président du RCML
Le RCML n’a pourtant rien d’un refuge immobile. Le club accueille près de quatre cents licenciés, ce qui, dans un département aussi clairsemé, relève presque de la démesure. Les mercredis résonnent des cris des petits, ces enfants qui jouent au rugby comme on court dans les bois : sans calcul, sans perspective autre que le plaisir brut. « On les voit arriver à 6 ans, timides, et repartir quelques années plus tard avec une boussole intérieure. On ne forme pas que des joueurs : on forme des gens« , rappelle le président. Ils reviennent même s’entraîner et jouer le week-end alors qu’ils sont étudiants à Clermont (2 heures de route), Montpellier (2 heures) et Toulouse (3 heures).
Loin des projecteurs, la scène a quelque chose de poétique. Les entraîneurs, bénévoles pour la plupart, bricolent des exercices contre la bise hivernale ; les parents distribuent des cafés bien trop sucrés ; les juniors rêvent de Toulouse comme d’une lune rouge posée à l’horizon. Mais personne ne se trompe d’objectif : le RCML n’a pas vocation à conquérir le monde, seulement à en ouvrir les portes.
« Une densité humaine incroyable »
Dans l’ombre du clocher, enfin de la cathédrale Urbain V qui domine toute la ville, les lignes blanches du stade semblent parfois se dissoudre dans la brume. Pourtant, chaque week-end, elles reprennent corps sous les pas des deux équipes seniors (féminine aussi!). Une équipe qui, malgré les contraintes géographiques et économiques (300.000 euros de budget), refuse de s’avouer petite. « On n’a pas l’effectif de certaines villes, ni les moyens. Mais on a une densité humaine incroyable. Et ça, aucun budget ne peut l’acheter« , martèle Pradier.
Cette densité-là, c’est peut-être ce qui fait du RCML un club à part. Une sorte de laboratoire pastoral où l’on fabrique du rugby autrement, avec le même sérieux qu’un berger comptant ses bêtes au printemps. On y parle transmission, humilité, envie. On y parle aussi d’avenir, de projets pour moderniser les installations (du clubhouse notamment), de garder les jeunes plus longtemps, de continuer à tendre des passerelles vers le haut niveau.
Territoire « périphérique »
À écouter les dires aux abords du stade Jean-Jacques Delmas, on comprend que le RCML est davantage qu’une association sportive. C’est une respiration. Une manière de rappeler que même dans les territoires dits « périphériques », la créativité ne manque pas, le talent non plus. « Mende, c’est loin de tout, mais justement : ça nous oblige à aller vers les autres. À inventer. À être meilleurs », insiste-t-il.

Quand la lumière décline sur les sommets du Mont Lozère, les derniers ballons rebondissent encore. Les visages sont rouges, les mains gercées, mais les rires débordent. Et l’on se dit que ce club, planté dans une zone urbaine 13.000 habitants au milieu des estives, ressemble à ces arbres tordus par le vent : indomptables, vivants, et étonnamment féconds.
Au RCML, le rugby n’est pas seulement un sport. C’est une manière de faire tenir ensemble un territoire dispersé, de donner aux jeunes un paysage intérieur aussi vaste que les causses. Ici, dans ce bout de France économe en habitants, mais prodigue en horizons, le ballon ovale trace une ligne de vie, souple et tenace. Une ligne que même les bisons, au fond des prairies, semblent respecter.