Toulon-La Rochelle reporté, la glissade du rugby moderne

Ce décalage entre la puissance affichée et la vulnérabilité réelle renvoie les supporters à une époque qu’ils croyaient révolue, celle où la météo dictait encore sa loi, mais se rappelle encore quelques fois au présent. Dans un monde d'ovalie où chaque essai est disséqué en ralenti haute définition, où les stades se dotent d’écrans géants et d’hospitalités premium, l’incapacité à anticiper ou à gérer un aléa naturel paraît anachronique...
Le France - Irlande du Six Nations 2012 avait, lui aussi, été annulé à quelques minutes du coup d'envoi, alors que 79.000 personnes avaient pris place dans le Stade de France. Les acteurs et les décideurs avaient longtemps tergiversé avant que l'arbitre de la rencontre ne siffle la fin d'une soirée qui n'a finalement jamais commencé. - Photo by Icon Sport
Le France - Irlande du Six Nations 2012 avait, lui aussi, été annulé à quelques minutes du coup d'envoi, alors que 79.000 personnes avaient pris place dans le Stade de France. Les acteurs et les décideurs avaient longtemps tergiversé avant que l'arbitre de la rencontre ne siffle la fin d'une soirée qui n'a finalement jamais commencé. - Photo by Icon Sport

Toulon-La Rochelle reporté, la glissade du rugby moderne

Ce décalage entre la puissance affichée et la vulnérabilité réelle renvoie les supporters à une époque qu’ils croyaient révolue, celle où la météo dictait encore sa loi, mais se rappelle encore quelques fois au présent. Dans un monde d'ovalie où chaque essai est disséqué en ralenti haute définition, où les stades se dotent d’écrans géants et d’hospitalités premium, l’incapacité à anticiper ou à gérer un aléa naturel paraît anachronique...

Ils étaient là en 2012, quand France–Irlande s’est figé sur un coup de gel avant même d’avoir commencé. Ils étaient là samedi, à Mayol, pour Toulon–La Rochelle, stoppé net par l’orage. Dix ans plus tard, le même sentiment : la frustration glaciale d’un match promis, que des supporters ne verront finalement jamais.

C’est donc parfois un (gros) aléa météorologique qui bouleverse la mécanique huilée du rugby moderne. Billetteries en ligne saturées, sponsors affichés partout, caméras braquées sur chaque mêlée… Mais un froid piquant, un terrain gelé, un orage, des éclairs, et tout s’arrête. Ceux qui ont connu le Stade de France en février 2012 l’ont ressenti à nouveau ce week-end, à Toulon : la sidération. Dimanche 21 septembre, 21 heures 30 passés, l’arbitre Jérémy Rozier annonce aux acteurs toulonnais et rochelais l’annulation du coup d’envoi. L’information est relayée par le speaker du stade. La gronde et l’incompréhension descendent logiquement des tribunes, la préfecture ayant confirmé la tenue de la rencontre plus tôt dans la soirée.

« Fiasco« , « amateurisme« , appelez ça comme vous voulez, mais la décision semble largement justifiée au vu des conditions climatiques et de l’orage qui s’est abattu sur Mayol. Et personne ne semble la contester. Non pas que les supporters pestent contre cette décision en elle-même, mais plutôt contre le manque d’anticipation. « Les conditions de sécurité et l’état du terrain ne permettaient pas d’assurer le bon déroulement de la rencontre« , n’a cessé de répéter Jérémy Rozier, arbitre de la rencontre, au micro de Canal +, après la prise de décision en concertation avec les acteurs de la rencontre. Comme ces conditions n’ont pas permis de jouer ce lundi 22 septembre non plus – ce que les deux clubs auraient finalement préféré – la pelouse étant toujours inondée.

Du gel à la pluie

Les Français Julien Laurent et Nathalie Hoarau, 46 et 44 ans, fans de rugby, étaient dans les gradins de Mayol quand l’arbitre a sifflé la fin de soirée. Ces deux passionnés venaient de faire plus de trois heures de route depuis Lyon pour voir le match. Le ciel leur est tombé une nouvelle fois sur la tête. Car treize ans plus tôt, en plein Six Nations, le match France-Irlande auquel ils assistaient, prévu le samedi 12 février à 21 heures au Stade de France, a été annulé 10 minutes seulement avant le coup d’envoi, alors que les tribunes remplies de 79.000 spectateurs commençaient à gronder. C’est l’arbitre – déjà – l’Anglais Dave Pearson qui a pris cette décision en raison du terrain gelé.

« À l’époque, on habitait à La Réunion, on avait pris un vol spécialement pour venir à Saint-Denis, explique le couple de kinés. On était en tribune, l’ambiance montait. Puis la rumeur a couru. L’arbitre parlait aux capitaines. Et d’un coup, rideau. » À Mayol, comme à Saint-Denis le 12 février 2012, l’attente, les chants, la ferveur se sont évaporés en quelques minutes, laissant place à un silence pesant (avec le bruit de la pluie tout de même). « France–Irlande, c’était encore pire. Quasiment 80.000 personnes renvoyées chez elles, sans un coup de sifflet. Mais samedi, j’ai eu la même impression d’inachevé. On se sent trompé, même si on comprend la décision, même si on sait que la sécurité prime, assure Julien. Mais il y a la question du respect des supporters. À ce niveau, on ne peut pas annoncer ça au dernier moment, pas quand on est assis dans le stade. Les autorités avaient tous les éléments pour anticiper. On ne peut pas faire semblant de découvrir la météo.« 

« À Paris, on nous avait dit que le gel n’était pas si grave, que ça passerait. Et puis l’arbitre est arrivé, a testé du bout du pied, et basta. Samedi, rebelote, mais dans une pataugeoire.« 

Nathalie Hoarau, supportrice du RCT

Entre colère et résignation, beaucoup de supporters ont d’ailleurs souligné l’absence de transparence sur les réseaux sociaux. Tout comme Nathalie : « À Paris, on nous avait dit que le gel n’était pas si grave, que ça passerait. Et puis l’arbitre est arrivé, a testé du bout du pied, et basta. Samedi, rebelote, mais dans une pataugeoire. » L’émotion, pourtant, dépasse la frustration financière. « Ce n’est pas qu’une place achetée, c’est un week-end prévu, des amis retrouvés, une fête gâchée, regrette le couple. On a l’impression d’avoir revécu la même scène : des supporters hagards quittant le stade en silence, comme après une défaite, mais sans match. Mais cette fois sous des trombes d’eau.« 

Le rugby que l’on aime, sport de traditions et de passion, s’est peut-être une fois de plus confronté à son paradoxe le plus moderne et le plus criant : ultra-professionnel sur le terrain, mais parfois encore amateur dans la gestion des imprévus et de la météo. Une tempête sur Mayol, mais une vision éclairée : le rugby n’est pas hors du temps. Et si la nature rappelle qu’elle a encore son mot à dire, elle met aussi en lumière une forme de fragilité dans un sport pourtant perçu comme indestructible. Le rugby moderne aime se présenter comme une machine huilée, rythmée par les contrats télévisés, les partenariats financiers et des calendriers serrés au cordeau. Mais il suffit encore d’une pelouse gelée ou détrempée pour que le socle de cette architecture s’effrite.

Grain de sable dans le mécanisme du spectacle

Ce décalage entre la puissance affichée et la vulnérabilité réelle renvoie les supporters à une époque qu’ils croyaient révolue, celle où la météo dictait encore sa loi, mais se rappelle encore quelques fois au présent. Dans un monde d’ovalie où chaque essai est disséqué en ralenti haute définition, où les stades se dotent d’écrans géants et d’hospitalités premium, l’incapacité à anticiper ou à gérer un aléa naturel paraît anachronique. « Faut-il parler rugby business quand, sur le terrain, c’est parfois encore du bricolage ?« , s’interroge le couple. Le gel, minuscule grain de sable dans la mécanique du spectacle, rappelle que ce sport, malgré ses habits de modernité, reste à la merci d’éléments que ni la technologie ni l’argent ne savent totalement dompter.

Dix ans après, les témoins de France–Irlande 2012 ne pensaient pas revivre ce scénario. Ils l’ont retrouvé, quasiment intact, à une échelle bien différente, avec ce mélange amer de désillusion et de fatalisme. Un match qui aura finalement lieu, le samedi 8 novembre, comme le France – Irlande finalement joué le 4 mars 2012 (17 – 17), qu’ils ne verront pas de leurs propres yeux, mais qu’ils garderont malgré tout dans leur mémoire, avec un sourire pincé.

Lény-Huayna Tible

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